Au théâtre national de Chaillot se joue actuellement une pièce dont l'héroïne est une mathématicienne russe: Sofia Kovalevskaïa. Elle fut la première femme au monde à obtenir un doctorat de mathématiques, en 1874 à l'université de Göttingen. Voici la présentation qu'en fait l'auteur.

Sophie Kovalevskaïa : une rencontre
J’ai rencontré Sophie K., comme on rencontre une femme, par hasard ; après coup le hasard se change parfois en nécessité. Ce jour-là, je baguenaudais au BHV – j’aime beaucoup le BHV ; le BHV devrait sponsoriser tous mes spectacles (ah ! le sous-sol du bricolage, quelle invitation à l’art, d’un bricolage l’autre…) –, quand passant par hasard au rayon livres du magasin, je vis, au bout de sa gondole, Sophie qui m’attendait. Il y a souvent des gondoles dans les histoires d’amour. Le nom russe, le prénom, ce titre, Une nihiliste, sur la couverture cette femme un peu triste qui marche d’un pas décidé, vers son destin sans doute : je tombe en arrêt. Je prends le livre. Aussitôt festival de synapses sous mon crâne : elle a été admirée par Darwin, me dit la quatrième de couverture. Darwin : justement j’étais en pleine évolution ! (certains se souviennent peut-être encore des Variations Darwin ici-même). Voilà : Darwin passe le témoin, Sophie entre dans ma vie et dans mon théâtre. Elle avait vraiment toutes les raisons d’y entrer. Sophie était même trop belle : mathématicienne et écrivain, elle met en équation la toupie et sa jeunesse en roman ; elle laisse son nom à un théorème (avec Cauchy) et signe un grand drame (avec l’écrivain suédois Charlotte Leffler), c’est donc qu’elle tente, sinon de réconcilier, du moins de concilier l’invention mathématique et l’imagination littéraire. Il y a là de quoi intriguer un théâtre qui, depuis quelques temps, se risque du côté de chez les savants. Avouez qu’il serait bien intéressant d’être dans le secret de ce cerveau amphibie ! D’où la gageure d’y installer notre scène et de tâcher de voir ce qui s’y passe, comment y coexistent la poésie ou la prose avec les équations aux dérivées partielles, le désir d’émancipation et les intégrales abéliennes dégénérées, etc. Sophie K., c’est une oeuvre et une vie qui fut aussi un roman. Une vie brève (elle meurt à quarante et un ans en 1891) mais qui épouse son époque et s’y épuise : enfance et adolescence d’une aristocrate russe touchée par les idées nouvelles, mariage blanc pour quitter sa famille et partir faire des études, exil, l’Allemagne pour étudier les mathématiques mais sans avoir le droit de fréquenter l’université, la France de la Commune, la Suède qui lui donnera son poste de professeur d’université, le premier attribué à une femme en Europe. Et ce talent pour être aux bons endroits pour rencontrer les bonnes personnes : Dostoïevski, George Eliot, Herbert Spencer, Darwin, Tchekhov comme aussi le grand mathématicien allemand Weierstrass ou Poincaré. Une telle vie, c’est tout un monde. Les présentations sont faites : que la représentation commence.

Jean-François Peyret

A voir: un extrait du spectacle