Adolescents dévorés par la passion du blog
Par Sophie Balbo
Une version de cet article est parue dans le magazine L'Hebdo du jeudi 4 août 2005.
Des millions de jeunes se racontent sur internet. Parmi eux, de nombreux Romands y consacrent parfois tout leur temps libre. Témoignages.
«J'ai créé un blog pour que mes amis puissent découvrir tous les aspects de ma personnalité.»
Alex, collégien genevois de 16 ans, est un des 2,5 millions de jeunes francophones à avoir créé un skyblog. Ces journaux intimes, à la fois publics et interactifs, ont pris une place considérable dans la vie quotidienne des adolescents: ils n'hésitent pas à y passer plusieurs heures par jour, que ce soit pour les actualiser ou pour répondre aux commentaires qu'ils reçoivent.
Ils ont pour la plupart entre 13 et 16 ans, ils sont en pleine période de remise en question et ont besoin de partager leurs expériences, souvent en image. Dans ce but, ils créent des blogs (abréviation de weblog), autrement dit des pages personnelles sur internet, faciles à mettre à jour.
Les jeunes francophones utilisent le plus souvent la plate-forme de la radio française Skyrock, l'une des premières à avoir offert l'opportunité à tout un chacun de créer ce qu'elle appelle des skyblogs. Le site accueille plusieurs milliers de nouveaux blogueurs par jour, dont de nombreux Romands.
Poésie, sport, chagrins d'amour ou dernière paire de baskets achetée: les blogueurs parlent de tout. Sarah, Genevoise de 10 ans, a créé son skyblog en février, après avoir reçu un appareil photo numérique pour son anniversaire: «Je voulais pouvoir faire comme mes copines, confie-t-elle. Il y a des photos de moi, de mes amies, de ma famille, de ma chambre, de mon école, et je viens de mettre l'image de mon nouveau sac.»
S'il parle beaucoup de sa petite personne, il arrive tout de même que l'internaute dédie son blog à un individu qu'il admire, ou à une passion. On en trouve ainsi qui sont dédiés aux «plu bo mecs de la ter». L'un des plus populaires, «Lavachette33», contient uniquement des photos de vaches et de pis, qui invitent à poster des remarques inspirées.
Les blogueurs sont essentiellement motivés par les commentaires, qu'ils peuvent recevoir à tout moment et qui s'affichent à l'écran du plus récent au plus ancien. Karin Collaud, de Lausanne, se connecte une ou deux fois par jour sur son blog pour lire les nouveaux messages qui lui sont arrivés. «J'aime recevoir l'avis des personnes qui lisent mes poèmes», explique également Julie Matthey, collégienne genevoise de 16 ans.
Le blog est donc symptomatique du besoin qu'ont les jeunes de partager leur monde et de se libérer. Alex utilise le sien pour parler de son homosexualité. «C'est bien plus facile de l'exprimer ainsi, plutôt que de hurler dans la rue: "Je suis gay!", confie-t-il. Mes amis, à qui je donne mon adresse, le savent, et cela nous permet d'aborder le sujet librement.»
«Ces confidences publiques sont liées au besoin des jeunes de quitter le cercle familial et d'étendre le cercle d'intimité aux copains», explique Christophe Ginisty, directeur de PointBlog à Paris, un magazine en ligne dédié à la blogosphère. Dans ce sens, les blogs sont souvent compris comme une extension du journal intime.
Pour preuve, une étude menée en janvier 2004 par le Massachusetts Institute of Technology. Elle indique que 18% des blogueurs jugent que ce qu'ils publient est «très» ou «extrêmement privé», au sens personnel et confidentiel.
La Genevoise Emily Turrettini, pionnière des blogs et co-auteure de Blog Story*, y voit le signe d'une disparition progressive de l'intimité: «Les blogs contribuent à faire sauter les derniers verrous qui séparaient encore privé et public, personnel et collectif, intime et publiable.»
Cette nouvelle forme de sociabilité et d'exhibitionnisme s'accompagne pourtant d'un paradoxe: les blogueurs prennent des pseudonymes et tiennent à cacher leur identité. «Ils veulent exclure des blogs leurs parents et autres adultes», précise Christophe Ginisty. Ainsi, ils ne se dévoilent qu'à leurs amis - à qui ils donnent leur adresse - et aux inconnus.
«Pour les jeunes qui sont en pleine période de questionnements identitaires, ces pages deviennent une plate-forme d'expression qui leur permet de prendre racine dans un environnement, de s'affirmer et de se lâcher», explique Christophe Ginisty. Il s'agit, selon l'expert, d'un phénomène sain, qui permet aux adolescents de s'ouvrir aux autres, de dire ce qu'ils ont sur le coeur, de se sentir compris, sans pourtant être coupés d'une vie sociale, puisqu'ils s'en servent justement pour alimenter leur blog.
Sur lequel ils passent un temps considérable. La jeune Sarah y consacre deux heures par jour en période scolaire. Ce qui, d'après Christophe Ginisty, la situe dans la moyenne. Inquiétant? Pas pour sa mère, qui estime qu'il s'agit d'un «passe-temps comme un autre».
Ce n'est pas l'avis de la plupart des adultes. Sans parler de la pauvreté de l'orthographe, Emily Turrettini - qui édite des blogs sur la téléphonie mobile et qui est mère d'un jeune blogueur - y voit un danger dans la mesure où les adolescents s'exposent sans protection aucune à la critique, parfois virulente.
Les insultes fusent dans la blogosphère: «Il est nul ton blog», ou «T'as vu ta gueule, t'es trop moche» sont récurrents. «Il s'agit d'un nouveau média pour les ados, explique Emily Turrettini. Ils ne se rendent pas encore compte de l'impact de leurs remarques destructrices; ils n'oseraient d'ailleurs jamais les faire en face.»
Les proches qui figurent dans un blog à leur insu n'apprécient pas toujours la plaisanterie. Il arrive que des photos de profs avec commentaires dénigrants soient publiées, ce qui a contraint des établissements français à interdire les blogueurs.
'intimité de l'entourage peut aussi être violée. Aux Etats-Unis, une baby-sitter a été renvoyée suite aux propos qu'elle a tenus dans son blog sur les enfants de ses employeurs et sur ses déboires.
On a également reproché à Karin Collaud, de Lausanne, de «trop s'exhiber». Pourtant, son blog est dans la «norme»: il contient 145 pages illustrées de photos prises en famille ou en soirée. Alors que cette jeune femme de 25 ans a la maturité suffisante pour ne pas faire cas de ce genre de remarques, d'autres blogueurs craquent: «J'arèt ce blog, peut-on lire sur la page d'une internaute. J'en ai eu mar car la plupart des comenter sont des critique envers moi!!! comen pouvé vous me jujé alor ke vou ne me conécé méme pa???»
Emily Turrettini constate pourtant que le désir de notoriété est souvent le plus fort: «Cela fait cool de dire qu'on a un blog. On vit dans une société de spectacle, de confessions publiques, qui peut influencer les jeunes.» Et les tabous tombent, comme pour Julien Zehnder, 23 ans, auteur genevois de trois skyblogs: «Je n'ai pas de limites, c'est une manière de faire savoir ce que je ressens à mes proches.»
Les premiers blogs accessibles sont nés en 1999. «Ils ont pris de l'ampleur après les attentats du 11 Septembre, explique Emily Turrettini. Le public a commencé à chercher un autre outil pour s'informer.» Depuis, ils sont devenus de véritables vecteurs médiatiques et politiques. Simples à créer, ils ont commencé à s'immiscer dans la vie des ados et particulièrement des filles (60%) depuis 2003, notamment grâce à Skyrock.
Mais si l'on en croit Christophe Ginistry, la durée de vie des blogs d'ado ne dépasse que rarement une année. Car le besoin de partager son intimité est passager. «Une fois que le blog a permis au jeune de donner davantage d'importance à sa vie, il tend à passer à autre chose», remarque l'expert. Le nombre de blogueurs devrait donc se stabiliser à 3 millions d'ici à une année.