A 77 ans, le mathématicien Yves Meyer a reçu des mains du roi de Norvège le Prix Abel, une récompense équivalant au Nobel. Sa théorie des ondelettes a révolutionné le traitement des sons et des images numériques.
Le Temps: Votre théorie des ondelettes est devenue incontournable dans de nombreux domaines. Qu’est-ce au juste?
Yves Meyer: Les ondelettes sont un outil mathématique grâce auquel nous pouvons explorer notre environnement au-delà de nos sens. Par exemple, certaines d’entre elles complètent notre vision et nous offrent à voir des détails invisibles pour nos yeux. La personne qui a perçu l’utilité de cette méthode était un géophysicien, Jean Morlet, qui travaillait comme ingénieur de recherche chez Elf Aquitaine, aujourd’hui Total. C’était un visionnaire, mais pas un mathématicien. Il voulait se servir des ondelettes pour analyser les données sismiques afin de trouver du pétrole dans le sol. Il n’a pas réussi à développer les algorithmes capables de donner une utilisation rapide. C’est ce que j’ai apporté à l’aide de collaborateurs.
– Les ondelettes ont un nombre exceptionnel d’applications. Lesquelles vous semblent les plus intéressantes?
– Elles ont été remarquablement utilisées par un statisticien de Stanford, David Donoho, dont les algorithmes sont devenus une révélation pour le traitement des images. Ils ont servi de base aux astrophysiciens français qui ont pu reconstruire les images brouillées envoyées par le télescope Hubble lors de ses premières années de fonctionnement à cause d’un problème sur son miroir principal.
Plus récemment, le 14 septembre 2015 très exactement, l’interféromètre LIGO, aux Etats-Unis, a capté un signal qui, décomposé en ondelettes, a été rapidement identifié comme provenant de la coalescence de deux trous noirs. Il s’agissait de la première détection d’ondes gravitationnelles, qui ne sont pas des ondes électromagnétiques, mais des vibrations de la géométrie de l’univers. Ce qui signifie que nous pouvons écouter le cosmos en utilisant les mêmes ondelettes que celles utilisées pour l’algorithme de compression audio MP3.
– Dans l’industrie également, les ondelettes ont trouvé leur place…
– Oui. J’ai par exemple fait à Oslo une conférence dans les locaux de la société Petroleum Geo-Services, qui construit des modèles en 3D du sous-sol océanique pour trouver du pétrole et du gaz. On envoie pour cela des vibrations dans le sous-sol et on en enregistre l’écho en différents endroits pour estimer la position, la profondeur et la forme de la cavité des champs de pétrole ou de gaz. Avec les techniques modernes d’acquisition de signaux, les quantités de données à traiter sont souvent de l’ordre du térabyte. Cela représente un coût phénoménal en matière de stockage et de traitement. Les ondelettes, bien plus que les autres méthodes mathématiques, sont la meilleure solution pour réduire ce coût.
– Et dire que tout a commencé autour de la photocopieuse de l’Ecole polytechnique, près de Paris…
– En 1984, il n’y avait qu’une seule photocopieuse et nous faisions souvent la queue devant. Le directeur du centre de physique théorique, avec qui je discutais un jour en attendant mon tour, m’a fait passer un article d’Alex Grossmann dont il pensait que cela pouvait m’intéresser. J’ai pris le train pour Marseille pour commencer à travailler avec lui, Jean Morlet et Ingrid Daubechies. Il nous a fallu trois mois pour découvrir une base orthonormée d’ondelettes, ce qui a fait sauter un verrou et déclenché une joie immense. Le fait d’avoir une théorie unifiée a libéré les énergies, comme lorsque tout fleurit au printemps après l’hiver. Plusieurs centaines d’articles ont été publiés, il y a eu une sorte de folie collective. J’ai eu le Prix Abel pour cela, alors que d’autres travaux plus profonds m’ont pris plus de sept ans!
– Lors de la remise du Prix Abel, à Oslo, vous avez pu retrouver des mathématiciens dont vous avez largement inspiré les travaux, et qui soulignent tous votre disponibilité, votre générosité, ainsi que votre indépendance. Les clés de l’innovation?
– J’ai été très heureux d’écouter la conférence d’Emmanuel Candès, qui a été mon élève à Polytechnique. Il a expliqué la façon dont il a raccourci le temps passé par les enfants dans un scanner IRM. Il faut habituellement deux minutes pour obtenir une image de bonne qualité, durant lesquelles l’enfant doit être complètement immobile. Cela signifie qu’il faut utiliser une technique médicale qui l’empêche de respirer pendant ce laps de temps.
A l’aide des ondelettes, Emmanuel Candès, aujourd’hui professeur à Stanford, a mis au point un autre traitement d’image qui ne nécessite que 15 secondes d’immobilité. C’est un travail extraordinaire, que l’on peut faire si on ne suit pas les recettes reçues à la lettre. J’ai eu 50 étudiants en thèse, ils sont aujourd’hui ma famille. Je les encourage toujours à attaquer un problème par une autre perspective, à être originaux, ce qui est pour moi une obsession. Je déteste les règles et suis un amoureux de la liberté.
Source : Le Temps