Cédric Villani : «Il faut repenser notre approche de l'enseignement»
Par Didier Müller, mardi 16 octobre 2012 à 14:41 - Articles/revues - #2137 - rss
Cédric Villani : «Il faut repenser notre approche de l'enseignement»
Par Yann Verdo | 15/10
Cédric Villani est un mathématicien français, directeur de l'Institut Henri-Poincaré.
En août dernier, vous avez publié « Théorème vivant », récit de la genèse d'une avancée mathématique qui vous a valu la médaille Fields. Ce livre, pourtant paru dans la série jaune de Grasset, qui est sa collection littéraire, contient des pages entières d'équations incompréhensibles pour le commun des mortels...
C'est un choix éditorial atypique, réfléchi et assumé. Atypique parce que quand on écrit pour le grand public, la doxa veut qu'on ne mette aucune formule. L'astrophysicien Stephen Hawking rapporte que, quand il écrivait son best-seller « Une brève histoire du temps », son éditeur lui avait dit : « Chaque formule que vous écrivez divise le nombre de lecteurs par deux. » Je fais mentir l'adage puisque mon livre regorge de formules et vient de passer la barre des 30.000 exemplaires tirés ! Mais, ces formules, à aucun moment je ne demande à mes lecteurs de les comprendre, elles sont là comme de simples témoignages, à la manière de ces ébauches qui jonchent un atelier d'artiste.
Le but de ce livre est de faire découvrir aux lecteurs une communauté, celle des mathématiciens, dans tous ses aspects sociologiques : comment ils travaillent, à qui et comment ils parlent, par quelles phases d'excitation ou d'abattement ils passent, etc. Je voulais surtout montrer quelles sont leurs interactions avec leurs collègues, avec leur famille, avec la technologie, c'est-à -dire tout ce qui fait que l'idée va pouvoir se concrétiser, le théorème aboutir. Il ne faut pas croire que derrière une bonne idée mathématique se trouve juste un mathématicien ayant résolu le problème avec son seul cerveau : c'est tout un écosystème d'interactions humaines qui a rendu ce résultat possible. Si je ne donne pas d'explications des formules contenues dans le livre, c'est précisément parce que je veux que le lecteur ne cherche pas à les comprendre, mais concentre toute son attention sur ces aspects sociologiques, humains.
Une façon de dire que toutes les disciplines scientifiques, même celles que l'on qualifie de « dures », sont aussi des sciences humaines ?
Absolument. Toutes les sciences sont humaines parce que faites par des humains. Je dis souvent que les mathématiques partent de questionnements qui nous sont naturels mais leur appliquent un mode de raisonnement qui l'est moins. Les êtres humains sont faits pour fonctionner à base d'émotions, parce qu'elles sont plus efficaces que le raisonnement pour assurer la survie face au danger. Il faut faire un effort - un effort qui s'apprend -pour conduire un raisonnement logique qui peut être très complexe. Ce travail de structuration est au coeur de la démarche scientifique. On voit souvent la science comme une accumulation sans fin de faits. Mais, il y a cent ans, Henri Poincaré le disait déjà : « On fabrique la science avec des faits comme une maison avec des pierres, mais la science n'est pas plus un amas de faits que la maison un amas de pierres. »
Les mathématiques ont une image assez ambivalente : il y a ceux qui ont « la bosse pour » et ceux qui ne l'ont pas, et qui sont bien souvent exclus des meilleures filières pour la bonne raison que la sélection se fait encore principalement sur cette discipline...
C'est moins vrai que par le passé, ne serait-ce que parce que le niveau exigé en mathématiques d'un lycéen aujourd'hui est objectivement très inférieur à celui exigé il y a dix ans. Il y a eu un appauvrissement des programmes, qui partait peut-être d'une bonne intention, celle de rendre la discipline plus accessible, mais qui a complètement échoué. On a complètement occulté ce qui devrait être le but premier de cette matière, qui n'est pas d'acquérir des notions ou des techniques, mais d'apprendre à construire un raisonnement logique.
Encore une fois, c'est quelque chose qui s'apprend : l'art de faire des démonstrations. Or cela s'apprend principalement en faisant des exercices. La philosophie contribue aussi à cet apprentissage, et ce n'est pas un hasard si tant de grands mathématiciens furent aussi de grands philosophes : Leibniz, Wittgenstein, Russell... Mais on trouve aussi, à l'opposé, des « philosophes » - si tant est qu'ils méritent ce nom -qui n'ont dans leurs raisonnements rien de rigoureux, comme Lacan et tous ceux que Bricmont et Sokal se sont amusés à éreinter dans « Impostures intellectuelles ». En mathématiques, vous êtes davantage tenu à la rigueur : la moindre erreur de raisonnement et toute la démonstration s'écroule.
Vous intervenez régulièrement dans les salles de classe ou les amphis pour parler de mathématiques. Pourquoi et comment ?
Je le fais pour que les jeunes, quel que soit leur futur métier, aient conscience de l'existence de ces êtres qu'on appelle les mathématiciens, et plus généralement les chercheurs. Ce sont des acteurs importants et discrets de la vie publique, ne serait-ce que parce qu'ils jouent un rôle fondamental dans l'innovation et le progrès technologique. (A cet égard, la distinction que l'on fait toujours entre chercheurs et ingénieurs n'est pas pertinente.)
Un autre élément de réponse, davantage lié au cours lui-même, c'est que j'interviens en complément du travail de l'enseignant, pour parler de choses que celui-ci, bien souvent, n'a pas le temps d'aborder. Des concepts comme ceux de vecteur ou de barycentre ne sont pas tombés du ciel, ils ont une histoire - une histoire humaine, pour revenir à ce que nous disions. Or ce sont les histoires qui intéressent : un ancien chômeur devenu député qui raconte son histoire aura bien plus d'impact sur les gens que toutes les statistiques du monde sur l'ascenseur social. Mes interventions sont des sortes de catalyseurs, qui augmentent l'intérêt et la motivation des élèves.
Vous êtes vous-même parent d'élèves. Trouvez-vous que les manuels insistent suffisamment sur cette dimension humaine et historique que vous évoquez ?
En général, pas assez. Mais il faut prendre garde à ne pas tomber dans l'excès inverse, et occulter les concepts. C'est une question de dosage. Mais allons au-delà des manuels. Les problèmes les plus sérieux de l'enseignement scientifique sont en amont, et plus structurels. D'abord, le problème du temps : on n'en consacre pas assez aux sciences, y compris dans les filières littéraires. Pas pour en faire ingurgiter davantage aux élèves, mais pour leur permettre de mieux apprivoiser les notions. Si vous accompagnez une définition de trois exercices, l'effet ne sera pas le même qu'avec un seul, il y aura moins d'élèves pour qui le train sera passé trop vite.
L'autre grand problème tient à l'organisation même de l'école, en ce qui concerne tant les questions de management que d'évaluation. Le système actuel des inspections, je suis désolé de le dire, ne marche pas. Le fait que les inspecteurs n'enseignent plus ou peu les décrédibilise, le rythme aléatoire de leurs visites et le côté sanctionnant de la note sont problématiques. Quant à la possibilité qu'un enseignant puisse être affecté dans un établissement sans que le chef de cet établissement ait son mot à dire, elle est tout bonnement choquante : aucune autre organisation humaine ne fonctionne ainsi. Il faut repenser de manière plus réaliste, plus humaine, plus pragmatique, plus personnelle aussi, le monde de l'enseignement. Je prends juste un exemple : « La Main à la pâte » [une approche nouvelle de l'enseignement des sciences en primaire, fondée sur l'expérimentation et lancée par Georges Charpak en 1996, NDLR] est une initiative formidable qui a recueilli l'assentiment de tous les ministres de l'Education nationale qui se sont succédé depuis. N'empêche que, plus de quinze ans plus tard, le nombre d'établissements qui proposent cette activité reste marginal. Pourquoi ? Le système ne fonctionne pas bien : il est lent à la réaction, trop pointilleux dans son contrôle, ne fait pas assez de place aux initiatives personnelles et ne laisse pas les bonnes idées se répandre librement. C'est un problème de gouvernance.
Il y a en France une tradition d'excellence en mathématiques dont témoignent entre autres les deux médailles Fields de 2010 ou les deux lauréates françaises du prix Henri Poincaré cette année. Et pourtant, dans les différents classements internationaux (Pisa, TIMSS...), les jeunes Français ne se classent pas particulièrement bien. Comment expliquez-vous ce décalage ?
Il tient au fait que ceux qui sont les plus à l'aise et deviendront des chercheurs passeront à travers les défauts du système scolaire. Il est cruel de constater que même la France, qui se positionne au top niveau mondial en mathématiques, n'est pas capable d'avoir pour cette matière un enseignement de qualité et motivant. Et encore une fois, ce n'est pas la faute des enseignements, mais de tout l'écosystème. Quand on y réfléchit bien, la menace la plus fondamentale qui pèse sur la science occidentale n'est ni d'ordre budgétaire ni d'ordre structurel : c'est le manque de motivation des jeunes. On sait bien qu'on a en France un déficit de formation de scientifiques et d'ingénieurs alors qu'on en a plus besoin que jamais.
A l'heure des Assises de l'enseignement supérieur et de la recherche, quelles autres réformes seraient selon vous souhaitables pour mieux faire partager le goût des sciences et développer la culture scientifique des Français ?
En tant que membre du comité de pilotage des Assises, je suis tenu à un devoir de réserve. Disons simplement que le maître mot est pour moi celui du contact direct entre les chercheurs et le grand public. C'est important qu'il ne soit pas laissé uniquement aux intermédiaires : journalistes scientifiques, vulgarisateurs, etc. Mais cela me met toujours mal à l'aise lorsque j'entends parler de « culture scientifique » : c'est un élément de la culture tout court. Souvenons-nous de Voltaire préfaçant les « Principia Mathematica » de Newton !
Votre vie de mathématicien de haut niveau est une vie de nomade : un jour Princeton, le lendemain à Tokyo ou Hyderabad. Cela a-t-il influé sur votre vision de la société française et vos convictions politiques ?
Très clairement. J'ai visité cet été, au titre de mes activités de mathématicien, mon 35e pays. C'est un enrichissement extraordinaire, et cela permet aussi de mieux comprendre ce qui fait la spécificité de votre propre pays. Y compris en termes intellectuels et scientifiques : un Français n'a pas la même façon de penser mathématiques qu'un Allemand, un Russe ou un Japonais ; ils partagent tous un même langage universel, mais ont une façon différente de l'aborder. Cela permet enfin de recadrer les choses au niveau mondial et de constater, par exemple, que l'Europe éclatée telle que nous la connaissons actuellement est une aberration.
Le jour où l'Europe se rassemblera, elle dominera les Etats-Unis ou la Chine sur le plan économique, coiffera ces deux pays au classement des médailles olympiques... Mais, pour cela, il faut que nos enfants soient amenés à rencontrer chaque année leurs petits cousins européens à la faveur de programmes d'échange dès le primaire ; il faut que les médias parlent enfin d'Europe autrement que sous l'angle du jeu des antagonismes ; il faut que les citoyens de tous les pays de l'Union élisent au suffrage universel direct un président européen qui incarne le projet européen. Il faut faire les Etats-Unis d'Europe, c'est aussi cela le partage !
Source : Lesechos.fr
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