jeudi 4 décembre 2008
Mort de Kiyoshi Itô
Par Didier Müller, jeudi 4 décembre 2008 à 11:18 - Carnet noir
Figure légendaire des probabilités et père du calcul stochastique, le mathématicien japonais Kiyoshi Itô est mort à Kyoto (Japon) lundi 10 novembre, à l'âge de 93 ans. Ses travaux ont notamment été récompensés par le premier prix Gauss, décerné en 2006 par l'Union mathématique internationale (UMI) et l'Union mathématique allemande (DMV) et distinguant une oeuvre mathématique aux nombreuses applications. Peu de mathématiciens peuvent se targuer d'avoir autant contribué que M. Itô à façonner le monde. Ses travaux ont irrigué nombre de domaines étrangers aux mathématiques, depuis l'aéronautique et la biologie jusqu'à la finance.
Né le 7 septembre 1915 dans une région rurale du nord du Japon, il étudie les mathématiques à l'université de Tokyo à une époque où, selon lui, les probabilités ne constituent pas encore une discipline à part entière. "Quand j'étais étudiant, dira-t-il en 1998, en recevant le prix Kyoto pour les sciences fondamentales, il y avait très peu de chercheurs en probabilités. Avec, parmi les rares, Kolmogorov en Russie et Paul Lévy en France."
Diplômé en 1938, il rejoint le Bureau des statistiques japonais, où il restera jusqu'en 1943. Un an plus tôt, il publie une contribution dans Japanese Journal of Mathematics qui marque le début de ses travaux sur les processus aléatoires - ou "stochastiques". Nommé maître de conférences à l'université de Tokyo en 1943, il obtient son doctorat deux ans plus tard.
Ses premiers travaux ne sortent guère du Japon quelque peu enclavé de l'après-guerre. Dans les années 1950, plusieurs séjours à l'étranger, en particulier au célèbre Institute for Advanced Studies (IAS) de Princeton (Etats-Unis), lui permettent de diffuser ses idées.
"Kiyoshi Itô est aujourd'hui au moins considéré comme le plus grand probabiliste du XXe siècle", dit le mathématicien Jean-Pierre Bourguignon, directeur de l'Institut des hautes études scientifiques (IHES). Lorsqu'un phénomène est aléatoire (ou pseudo-aléatoire) - mouvements d'une molécule de gaz dans une enceinte, variations du cours d'une action, turbulences de masses d'air, etc. -, la fonction mathématique qui le décrit ne se plie guère aux techniques d'analyse classiques. Le grand apport du mathématicien japonais a été d'inventer les outils - en particulier la "formule d'Itô" - capables d'examiner et de manipuler de manière comparable les processus aléatoires et les processus déterministes (ou classiques).
LE PÈRE DU "CALCUL STOCHASTIQUE"
"Au lycée, on apprend le principe simple selon lequel une fonction dérivable est l'intégrale de sa dérivée, explique Jean-François Le Gall, professeur à l'université Paris-XI et membre de l'Institut universitaire de France. La "formule d'Itô" est un outil qui permet de généraliser ce principe aux fonctions irrégulières parce que dépendant du hasard." Cette "formule d'Itô" (ou lemme d'Itô) forme la pierre angulaire de ce que les mathématiciens appellent le "calcul stochastique", dont Kiyoshi Itô est véritablement le père.
Le calcul stochastique a bien sûr des applications dans la finance. "En mathématiques financières, toutes les applications liées au problème d'évaluation d'actifs ou de produits financiers comme les options d'achat ou de vente reposent sur le calcul stochastique", explique M. Le Gall.
Les solutions aux problèmes de probabilités appliqués, comme les problèmes dits de "filtrage" - où l'on ne "voit" qu'une partie du problème que l'on cherche à résoudre -, reposent aussi sur les contributions de Kiyoshi Itô. "Par exemple, le déplacement d'une fusée n'est pas exactement la solution d'une équation différentielle classique : il est la solution d'une équation différentielle perturbée par des petits "bruits" aléatoires comme les variations du vent sur la carlingue, les vibrations du moteur, etc., illustre M. Le Gall. Ce type de problèmes se traite grâce au calcul stochastique d'Itô."
"Kiyoshi Itô est pour moi la figure emblématique du mathématicien dont les travaux, pourtant très fondamentaux, trouvent en définitive d'innombrables applications en dehors des mathématiques", dit M. Bourguignon. Même si, ajoute M. Le Gall, ses apports ont eu, "pour les mathématiques elles-mêmes, la plus grande importance".
Stéphane Foucart, dans Le monde.
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