L'obsédante quête du Graal des mathématiques
Article de Michel Alberganti paru dans l'édition du Monde du 14.10.2005

Les personnages se nomment Bernhard Riemann, Carl Friedrich Gauss, David Hilbert, André Weil, Andrew Wiles ou Alain Connes. L'intrigue : une énigme sur laquelle planchent tous les mathématiciens de la planète depuis quelque 150 ans. Le décor : l'univers étrange des nombres premiers, dont l'unique originalité est de n'être divisibles que par eux-mêmes et par un. L'action : une succession d'espoirs, de fausses pistes, d'échecs, de défis et d'aventures. Le livre de Marcus du Sautoy, un pavé de près de 500 pages, peut se dévorer ou se grignoter au hasard, tant il regorge de richesses scientifiques et humaines peu ou mal connues. "Je voulais écrire un roman", reconnaît l'auteur.

Une gageure. A priori, quoi de moins excitant qu'une suite de nombres ? Qui, hormis le club fermé des chercheurs en mathématiques, peut se passionner pour une série incohérente de chiffres ? Erreur. Les nombres premiers n'usurpent pas leur nom. Ils constituent "les pierres précieuses enchâssées dans l'immense étendue de l'univers infini des nombres", écrit Marcus du Sautoy. Les mathématiciens sont fascinés par ces "atomes de l'arithmétique", ce "don de la Nature". Leur découverte pourrait remonter à 6 500 ans avant J.-C., si l'on en croit les gravures de l'os d'Ishango, mis au jour en Afrique équatoriale en 1960. Mille ans avant J.-C., les Chinois s'y intéressent déjà. Pourtant, ils conservent, aujourd'hui encore, une bonne part de leur mystère.

La fascination qu'ils exercent depuis les découvertes réalisées par les Grecs s'explique simplement : "Tout nombre qui n'est pas premier peut être obtenu en multipliant les uns par les autres ces éléments fondamentaux. Pour le mathématicien, une liste de nombres premiers est comme - le tableau périodique des éléments chimiques -, où les nombres 2, 3 et 5 correspondraient à l'hydrogène, à l'hélium et au lithium (...). La maîtrise de ces éléments lui permet d'espérer découvrir de nouvelles façons d'établir un cap pour parcourir la complexe grandeur du monde mathématique."

Loi secrète

Or la liste des nombres premiers contient une énigme majeure : existe-t-il une loi secrète régissant la façon dont ils s'égrènent sur la ligne infinie des nombres ? Au cours des siècles, les mathématiciens n'ont pas débusqué la règle qui, si elle existe, leur permettrait de calculer l'énième nombre premier ? L'un des héros de la quête de ce Graal des maths est sans conteste Bernhard Riemann (1826-1866). Marcus du Sautoy cite le poisson d'avril conçu par Enrico Bombieri en 1997 pour faire croire que quelqu'un avait réussi à démontrer l'hypothèse de Riemann selon laquelle il existe bien un ordre caché dans la succession des nombres premiers. La fausse nouvelle fit l'effet d'une bombe. Une telle démonstration aurait des conséquences catastrophiques sur le monde fragile du commerce électronique. Le cryptage des données sensibles utilise, en effet, les nombres premiers, et spécialement l'impossibilité de les calculer, pour protéger les transactions financières sur Internet. Découvrir l'ordre que Riemann laisse entrevoir remettrait en question les méthodes de chiffrement les plus utilisées, telles que le système RSA. En 1900, le célèbre mathématicien David Hilbert avait inscrit l'hypothèse de Riemann en huitième position dans la liste des 23 problèmes qu'il lançait comme défi à ses pairs du XXe siècle. En mai 2000, lors de la présentation au Collège de France de sept problèmes pour le XXIe siècle, "un seul était déjà présent dans la liste d'Hilbert : l'hypothèse de Riemann". Celui qui la démontrera gagnera le million de dollars offert par l'institut Clay de Cambridge.

L'ouvrage de Marcus du Sautoy n'épargne au lecteur aucune des étapes de l'épopée des nombres premiers au cours des derniers siècles, et même bien avant, tant les racines du problème plongent au plus profond de l'histoire des mathématiques. Son style passionné n'aplanit pas totalement les cols les plus escarpés. Mais la qualité du paysage fait oublier ces passages délicats. L'épaisseur du livre doit beaucoup à ce désir d'exhaustivité, mais aussi aux élans poétiques ou romanesques. Nombre de personnages se prêtent aux envolées, tel André Weil, l'un des préférés de l'auteur, qui échappe de peu à l'exécution capitale pour espionnage en Russie avant de se retrouver en prison pour désertion en France.

La passion de Marcus du Sautoy pour son sujet anime chaque page de ce livre, vendu à 50 000 exemplaires dans les pays anglophones. Un résultat identique a été atteint dans la seule Italie, sans doute en partie grâce à une critique d'Umberto Eco parue dans L'Espresso en août 2004. La BBC a diffusé, en septembre, un documentaire d'une heure réalisé à partir de l'ouvrage. Marcus du Sautoy, chercheur à l'université d'Oxford, ne donne pas de cours. "Le livre est ma façon d'enseigner", déclare-t-il en se félicitant d'avoir choisi un thème qui "brise l'image que la recherche en mathématiques serait achevée". De fait, l'hypothèse de Riemann résiste encore à la démonstration. Ce qui prive l'ouvrage d'une apothéose finale, mais prolonge le suspense.

LA SYMPHONIE DES NOMBRES PREMIERS de Marcus du Sautoy. Traduit de l'anglais par Raymond Clarinard, éd. Héloïse d'Ormesson, 496 p., 26 €.