J'ai retrouvé dans mes archives cette intéressante interview de Denis Guedj:

Entrevue avec Denis Guedj, romancier et mathématicien

Paris – En direct du Palais de la découverte - Un polar à saveur mathématique peut-il devenir un best-seller ? Avec son dernier roman, «Le Théorème du perroquet», Denis Guedj tente de réhabiliter les mathématiques, la reine - mal-aimée - des sciences.

06/05/1999 - Elles ont tourmenté et tourmentent encore des générations d’étudiants. Elles brisent les carrières de ceux qui ne savent pas les apprivoiser, chuchote-t-on dans les coulisses. Bref, les mathématiques ont bien mauvaise réputation. Dans ces conditions, qui aurait l’idée saugrenue de les mettre en scène dans un roman ? Fiasco garanti ? Depuis sa parution en septembre dernier, Le Théorème du Perroquet (Éditions du Seuil) déjoue tous les calculs et fait la preuve, comme 1 + 1 = 2, que roman et maths peuvent faire bon ménage. En moins de six mois, le roman de Denis Guedj s’est vendu à plus de 115'000 exemplaires en France. Dix-sept traductions sont déjà en préparation autour du globe.
En plus d’être romancier, journaliste, scénariste et comédien à ses heures, Denis Guedj enseigne l’histoire des sciences à l’Université Paris VIII. Il est également responsable des mathématiques pour l’encyclopédie Thema de Larousse.

Cybersciences : À première vue, roman et mathématiques semblent plutôt incompatibles.
Denis Guedj : Le genre romanesque est un genre que j’aime bien et je trouvais intéressant de faire un roman avec les maths et non sur les maths. Les mathématiques sont l’un des moteurs de l’histoire, mais pas le seul. Plus je voulais mettre de maths, plus il fallait que la fiction soit forte. Si le contenu romanesque est fort, il emporte avec lui les difficultés. À un certain moment, je pensais qu’il fallait alléger le contenu mathématique et enlever des formules. L’éditeur a dit non. Je suis finalement bien content puisque ça n’a pas arrêté les gens. Plusieurs lecteurs m’ont dit qu’ils l’ont lu et relu. C’est un livre sur lequel il faut passer du temps. D’ailleurs, on dit souvent que les gens adorent le léger, les choses faciles et rapides. C’est faux. Si j’ai milité, ce n’est pas pour les maths mais contre ce préjugé. Les gens veulent comprendre et sont prêts à travailler pour y parvenir.

CS : Le roman est-il un bon outil de vulgarisation ?
D. G. : Je n’aime pas beaucoup la «vulgarisation». Je sais qu’il y a toujours une ambiguïté sur le mot. Si on appelle «vulgarisation» le fait de prendre un contenu et de l’édulcorer pour le rendre compréhensible, je suis totalement opposé à cette manière de faire. Je crois même que c’est un mauvais travail. Évidemment, la plupart des vulgarisateurs vous diront que ce n’est pas ce qu’ils font... Dans mon roman d’ailleurs, il y a des choses que je n’ai pas pu inclure – même si c’était important dans l’histoire des maths - parce que ça ne faisait pas avancer l’histoire et que j’aurais dû faire trop de concessions. Moi, ce qui m’intéresse, c’est de considérer un contenu et de voir en quoi il peut devenir un champ dramatique. Les mathématiques, c’est un peu comme dans un roman : on ne demande pas que ça soit vrai, mais simplement que ça se tienne, qu’il y ait une cohérence interne. Si un personnage semble faire n’importe quoi, alors le roman est raté ou bien il faudra expliquer que ce n’était pas n’importe quoi et rendre des incohérences… cohérentes. Bien sûr, la nécessité romanesque n’est pas du même ordre que la nécessité mathématique. Heureusement d’ailleurs !

CS : Les maths ont mauvaise réputation. Pourquoi ?
D. G. : Il y en a qui n’aiment pas le caviar sans savoir ce que c’est, et d’autres qui, connaissant le caviar, ne l’aiment pas non plus. C’est la même chose pour les mathématiques. Ça met en jeu un certain nombre de choses, comme la rigueur et la démonstration. Certaines personnes y sont hostiles. Elles n’aiment pas ça et elles ont le droit de ne pas aimer ça ! Ça ne sert à rien de les culpabiliser.
Il faut dire aussi que le statut de l’enseignement des mathématiques aujourd’hui est particulier. Avec le français, les mathématiques sont considérées comme la matière la plus importante. On peut comprendre que l’on accorde beaucoup d’importance à l’enseignement de la langue maternelle. Les maths, par contre, sont beaucoup moins proches de la vie quotidienne. D’une certaine façon, elles sont même devenues un outil de coercition : si on n’est pas bon en maths, on va avoir des ennuis, on n’aura pas une bonne scolarité, etc. Conséquence : on a peur et on ne comprend pas. Et plus on a peur, moins on comprend. Mais contrairement au sport, on ne peut pas obtenir de certificat médical pour ne pas faire de maths...

CS : Y aurait-il trop de maths à l’école ?
D. G. : En France, on fait des mathématiques durant toutes ses études. Jusqu’au baccalauréat, ça fait plus de 12 ans. Elles ne devraient pas être obligatoire si longtemps. Ou on devrait changer la manière de les faire. Apprendre à résoudre des équations du second degré, est-ce vraiment si important ? D’une certaine manière, ça ne sert à rien - au sens où les gens disent servir - mais ça peut être utile à énormément de choses : qu’est-ce que c’est qu’une équation ? Qu’est-ce que c’est que ces inconnues, les petits « x », les petits « a » ? On va trop vite sur l’apprentissage de ces notions, alors que c’est très dur à comprendre.
Au lieu de mettre l’importance sur l’accumulation des connaissances, on devrait passer plus de temps sur les mécanismes des mathématiques, comme la logique, la rigueur, etc. Qu’est-ce qu’un raisonnement par l’absurde, par exemple ? Contrairement à ce que l’on enseigne habituellement, on peut partir d’une hypothèse fausse pour arriver à démontrer que quelque chose est vrai.
Il faudrait inculquer une culture mathématique plutôt que faire des maths. La culture mathématique, ce serait lire ou écrire les maths. Je t’écris des maths et tu me dis qu’est-ce que ça dit. C’est important, parce que le moment de l’écriture est absolument nécessaire. Vous pouvez faire de l’histoire ou de la géographie sans écrire, mais vous ne pouvez pas faire de mathématiques sans écrire - ou du moins dans les maths de notre culture grecque. Il faudrait également enseigner l’histoire des mathématiques. Ça cultiverait les gens, mais surtout ça les aiderait à mieux comprendre les maths.

À lire :
Le Théorème du perroquet/ Par Denis Guedj. Paris
Éditions du Seuil, 1998. 528 pages.

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