![]() Jules Verne (1828-1905) |
La Jangada (sous-titre 800 lieues sur l'Amazone),
titre étrange qui fascine, est un des livres les moins connus de Jules
Verne. Le titre de la traduction anglaise de ce roman, The giant rift,
nous éclaire sur cette jangada inconnue: le radeau géant. C'est, en effet,
le nom brésilien donné à un train de troncs d'arbres flottants, lancé sur
le fleuve par les exploitants de forêt du haut Amazone. Jules Verne avait une admiration profonde pour le poète et maître américain du fantastique Edgar Allan Poe. Dans la Jangada (1881), Jules Verne rendit hommage à Edgar Allan Poe trois fois:
Le message chiffré représente un grand thème de l'oeuvre vernienne. Rappelons-nous l'usage, toujours ingénieux est toujours remarquablement bien amené, qu'il en fait dans "Le voyage au centre de la Terre" et, également, dans "Les enfants du capitaine Grant". Chaque fois, toute l'action dépendra du déchiffrage, soit définitif, soit supposé, selon qu'il est un cryptogramme ou un message dont certaines lettres ont été effacées accidentellement. Nous retrouverons également le codage à grille pour un message clef dans "Matthias Sandorf". Et encore dans l'extraordinaire nouvelle posthume "L'éternel Adam". Est-ce le simple désir d'un romancier astucieux qui sait l'art de déménager ces effets? Nullement. Ceci vient de ce que Jules Verne était un passionné de ce genre d'activité cérébrale. |
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Première partie: chapitre I |
Première partieChapitre I : Un capitaine des bois
L'homme qui tenait à la main le document, dont ce bizarre assemblage de lettres formait le dernier alinéa, resta quelques instants pensif, après l'avoir attentivement relu. Le document comptait une centaine de ces lignes, qui n'étaient pas même divisées par mots. Il semblait avoir été écrit depuis des années, et, sur la feuille d'épais papier que couvraient ces hiéroglyphes, le temps avait déjà mis sa patine jaunâtre. Mais, suivant quelle loi ces lettres avaient-elles été réunies ? Seul, cet homme eût pu le dire. En effet, il en est de ces langages chiffrés comme des serrures des coffres-forts modernes : ils se défendent de la même façon. Les combinaisons qu'ils présentent se comptent par milliards, et la vie d'un calculateur ne suffirait pas à les énoncer. Il faut le "mot" pour ouvrir le coffre de sûreté ; il faut le "chiffre" pour lire un cryptogramme de ce genre. Aussi, on le verra, celui-ci devait résister aux tentatives les plus ingénieuses, et cela, dans des circonstances de la plus haute gravité. [...]
Deuxième partieChapitre XII : Le documentC'était là, en effet, une très grave éventualité, que ni Joam Dacosta ni les siens n'avaient pu prévoir. En effet, - ceux qui n'ont pas perdu le souvenir de la première scène de cette histoire le savent -, le document était écrit sous une forme indéchiffrable, empruntée à l'un des nombreux systèmes en usage dans la cryptologie.Mais lequel ? C'est à le découvrir que toute l'ingéniosité dont peut faire preuve un cerveau humain allait être employée. Avant de congédier Benito et ses compagnons, le juge Jarriquez fit faire une copie exacte du document dont il voulait garder l'original, et il remit cette copie dûment collationnée aux deux jeunes gens, afin qu'ils puissent la communiquer au prisonnier. Puis, rendez-vous pris pour le lendemain, ceux-ci se retirèrent, et, ne voulant pas tarder d'un instant à revoir Joam Dacosta, ils se rendirent aussitôt à la prison. Là, dans une rapide entrevue qu'ils eurent avec le prisonnier, ils lui firent connaître tout ce qui s'était passé. Joam Dacosta prit le document, l'examina avec attention. Puis, secouant la tête, il le rendit à son fils. "Peut-être, dit-il, y a-t-il dans cet écrit la preuve que je n'ai jamais pu produire ! Mais si cette preuve m'échappe, si toute l'honnêteté de ma vie passée ne plaide pas pour moi, je n'ai plus rien à attendre de la justice des hommes, et mon sort est entre les mains de Dieu !" Tous le sentaient bien ! Si ce document demeurait indéchiffrable, la situation du condamné était au pire ! "Nous trouverons, mon père ! s'écria Benito. Il n'y a pas de document de cette espèce qui puisse résister à l'examen ! Ayez confiance... oui ! confiance ! Le ciel nous a, miraculeusement pour ainsi dire, rendu ce document qui vous justifie, et, après avoir guidé notre main pour le retrouver, il ne se refusera pas à guider notre esprit pour le lire !" Joam Dacosta serra la main de Benito et de Manoel ; puis les trois jeunes gens, très émus, se retirèrent pour retourner directement à la jangada, où Yaquita les attendait. Là, Yaquita fut aussitôt mise au courant des nouveaux incidents qui s'étaient produits depuis la veille, la réapparition du corps de Torrès, la découverte du document et l'étrange forme sous laquelle le vrai coupable de l'attentat, le compagnon de l'aventurier, avait cru devoir l'écrire, sans doute pour qu'il ne le compromît pas, au cas où il serait tombé entre des mains étrangères. Naturellement Lina fut également instruite de cette inattendue complication et de la découverte qu'avait faite Fragoso, que Torrès était un ancien capitaine des bois, appartenant à cette milice qui opérait aux environs des bouches de la Madeira. "Mais dans quelles circonstances l'avez-vous donc rencontré ? demanda la jeune mulâtresse. - C'était pendant une de mes courses à travers la province des Amazones, répondit Fragoso, lorsque j'allais de village en village pour exercer mon métier. - Et cette cicatrice ?... - Voici ce qui s'était passé : Un jour, j'arrivais à la mission des Aranas, au moment où ce Torrès, que je n'avais jamais vu, s'était pris de querelle avec un de ses camarades, - du vilain monde que tout cela ! - et ladite querelle se termina par un coup de couteau, qui traversa le bras du capitaine des bois. Or, c'est moi qui fus chargé de le panser, faute de médecin, et voilà comment j'ai fait sa connaissance ! - Qu'importe, après tout, répliqua la jeune fille, que l'on sache ce qu'a été Torrès ! Ce n'est pas lui l'auteur du crime, et cela n'avancera pas beaucoup les choses ! - Non, sans doute, répondit Fragoso, mais on finira bien par lire ce document, que diable ! et l'innocence de Joam Dacosta éclatera alors aux yeux de tous !" C'était aussi l'espoir de Yaquita, de Benito, de Manoel, de Minha. Aussi tous trois, enfermés dans la salle commune de l'habitation, passèrent-ils de longues heures à essayer de déchiffrer cette notice. Mais si c'était leur espoir, - il importe d'insister sur ce point -, c'était aussi, à tout le moins, celui du juge Jarriquez. Après avoir rédigé le rapport qui, à la suite de son interrogatoire, établissait l'identité de Joam Dacosta, le magistrat avait expédié ce rapport à la chancellerie, et il avait lieu de penser qu'il en avait fini, pour son compte, avec cette affaire. Il ne devait pas en être ainsi. En effet, il faut dire que, depuis la découverte du document, le juge Jarriquez se trouvait tout à coup transporté dans sa spécialité. Lui, le chercheur de combinaisons numériques, le résolveur de problèmes amusants, le déchiffreur de charades, rébus, logogryphes et autres, il était évidemment là dans son véritable élément. Or, à la pensée que ce document renfermait peut-être la justification de Joam Dacosta, il sentit se réveiller tous ses instincts d'analyste. Voilà donc qu'il avait devant les yeux un cryptogramme ! Aussi ne pensa-t-il plus qu'à en chercher le sens. Il n'aurait pas fallu le connaître pour douter qu'il y travaillerait jusqu'à en perdre le manger et le boire. Après le départ des jeunes gens, le juge Jarriquez s'était installé dans son cabinet. Sa porte, défendue à tous, lui assurait quelques heures de parfaite solitude. Ses lunettes étaient sur son nez, sa tabatière sur sa table. Il prit une bonne prise, afin de mieux développer les finesses et sagacités de son cerveau, il saisit le document, et s'absorba dans une méditation qui devait bientôt se matérialiser sous la forme du monologue. Le digne magistrat était un de ces hommes en dehors, qui pensent plus volontiers tout haut que tout bas. "Procédons avec méthode, se dit-il. Sans méthode, pas de logique. Sans logique, pas de succès possible." Puis, prenant le document, il le parcourut, sans y rien comprendre, d'un bout à l'autre. Ce document comprenait une centaine de lignes, qui étaient divisées en six paragraphes. "Hum ! fit le juge Jarriquez, après avoir réfléchi, vouloir m'exercer sur chaque paragraphe, l'un après l'autre, ce serait perdre inutilement un temps précieux. Il faut choisir, au contraire, un seul de ces alinéas, et choisir celui qui doit présenter le plus d'intérêt. Or, lequel se trouve dans ces conditions, si ce n'est le dernier, où doit nécessairement se résumer le récit de toute l'affaire ? Des noms propres peuvent me mettre sur la voie, entre autres celui de Joam Dacosta, et, s'il est quelque part dans ce document, il ne peut évidemment manquer au dernier paragraphe." Le raisonnement du magistrat était logique. Très certainement il avait raison de vouloir d'abord exercer toutes les ressources de son esprit de cryptologue sur le dernier paragraphe. Le voici, ce paragraphe, - car il est nécessaire de le remettre sous les yeux du lecteur, afin de montrer comment un analyste allait employer ses facultés à la découverte de la vérité.
Tout d'abord, le juge Jarriquez observa que
les lignes du document n'avaient été divisées ni
par mots, ni même par phrases, et que la ponctuation y manquait.
Cette circonstance ne pouvait qu'en rendre la lecture beaucoup plus
difficile.
"Ah ! ah ! fit le juge Jarriquez,
une première observation me frappe : c'est que, rien que
dans ce paragraphe, toutes les lettres de l'alphabet ont été
employées ! C'est assez étrange ! En effet,
que l'on prenne, au hasard, dans un livre, ce qu'il faut de lignes pour
contenir deux cent soixante-seize lettres, et ce sera bien rare si chacun
des signes de l'alphabet y figure ! Après tout, ce peut
être un simple effet du hasard."
"Ainsi, dit-il, il y a dans cet alinéa,
soustraction faite, soixante-quatre voyelles contre deux cent douze
consonnes ! Eh bien ! mais c'est la proportion normale, c'est-à-dire
un cinquième environ, comme dans l'alphabet, où on compte
six voyelles sur vingt-cinq lettres. Il est donc possible que ce document
ait été écrit dans la langue de notre pays, mais
que la signification de chaque lettre ait été seulement
changée. Or, si elle a été modifiée régulièrement,
si un b a toujours été représenté
par un l, par exemple, un o par un v, un g
par un k, un u par un r, etc., je veux perdre ma
place de juge à Manao, si je n'arrive pas à lire ce document !
Eh ! qu'ai-je donc à faire, si ce n'est à procéder
suivant la méthode de ce grand génie analytique, qui s'est
nommé Edgard Poë !"
"Ainsi donc, la lettre a s'y trouve
trois fois seulement, s'écria le magistrat, elle qui devrait
s'y rencontrer le plus souvent ! Ah ! voilà bien qui
prouve surabondamment que sa signification a été changée !
Et maintenant, après l'a ou l'o, quelles sont les
lettres qui figurent le plus fréquemment dans notre langue ?
Cherchons."
![]() Son alphabet spécial d'une main, son
document de l'autre, il commença à écrire, sous
la première ligne du paragraphe, les lettres vraies, qui, d'après
lui, devaient correspondre exactement à chaque lettre cryptographique.
Chapitre XIII : Où il est question de chiffreIl était sept heures du soir. Le juge Jarriquez, toujours absorbé dans ce travail de casse-tête, - sans en être plus avancé -, avait absolument oublié l'heure du repas et l'heure du repos, lorsque l'on frappa à la porte de son cabinet.Il était temps. Une heure de plus, et toute la substance cérébrale du dépité magistrat se serait certainement fondue sous la chaleur intense qui se dégageait de sa tête ! Sur l'ordre d'entrer, qui fut donné d'une voix impatiente, la porte s'ouvrit, et Manoel se présenta. Le jeune médecin avait laissé ses amis, à bord de la jangada, aux prises avec cet indéchiffrable document , et il était venu revoir le juge Jarriquez. Il voulait savoir s'il avait été plus heureux dans ses recherches. Il venait lui demander s'il avait enfin découvert le système sur lequel reposait le cryptogramme. Le magistrat ne fut pas fâché de voir arriver Manoel. Il en était à ce degré de surexcitation du cerveau que la solitude exaspère. Quelqu'un à qui parler, voilà ce qu'il lui fallait, surtout si son interlocuteur se montrait aussi désireux que lui de pénétrer ce mystère. Manoel était donc bien son homme. "Monsieur, lui dit en entrant Manoel, une première question. Avez-vous mieux réussi que nous ?... - Asseyez-vous d'abord, s'écria le juge Jarriquez, qui, lui, se leva et se mit à arpenter la chambre. Asseyez-vous ! Si nous étions debout tous les deux, vous marcheriez dans un sens, moi de l'autre, et mon cabinet serait trop étroit pour nous contenir !" Manoel s'assit et répéta sa question. "Non !... je n'ai pas été plus heureux ! répondit le magistrat. Je n'en sais pas davantage. Je ne peux rien vous dire, sinon que j'ai acquis une certitude ! - Laquelle, monsieur, laquelle ? - C'est que le document est basé, non sur des signes conventionnels, mais sur ce qu'on appelle "chiffre" en cryptologie, ou, pour mieux dire, sur un nombre ! - Eh bien, monsieur, répondit Manoel, ne peut-on toujours arriver à lire un document de ce genre ? - Oui, dit le juge Jarriquez, oui, lorsqu'une lettre est invariablement représentée par la même lettre, quand un a, par exemple, est toujours un p, quand un p est toujours un x... sinon... non ! - Et dans ce document ?... - Dans ce document, la valeur de la lettre change suivant le chiffre, pris arbitrairement, qui la commande ! Ainsi un b, qui aura été représenté par un k, deviendra plus tard un z, plus tard un m, ou un n, ou un f, ou toute autre lettre ! - Et dans ce cas ?... - Dans ce cas, j'ai le regret de vous dire que le cryptogramme est absolument indéchiffrable ! - Indéchiffrable ! s'écria Manoel. Non ! monsieur, nous finirons par trouver la clef de ce document, duquel dépend la vie d'un homme !" Manoel s'était levé, en proie à une surexcitation qu'il ne pouvait maîtriser. La réponse qu'il venait de recevoir était si désespérante qu'il se refusait à l'accepter pour définitive. Sur un geste du magistrat, cependant, il se rassit, et d'une voix plus calme : "Et d'abord, monsieur, demanda-t-il, qui peut vous donner à penser que la loi de ce document est un chiffre, ou, comme vous le disiez, que c'est un nombre ? - Écoutez-moi, jeune homme, répondit le juge Jarriquez, et vous serez bien obligé de vous rendre à l'évidence !" Le magistrat prit le document et le mit sous les yeux de Manoel, en regard du travail qu'il avait fait. "J'ai commencé, dit-il, par traiter ce document comme je devais le faire, c'est-à-dire logiquement, en ne donnant rien au hasard, c'est-à-dire que, par l'application d'un alphabet basé sur la proportionnalité des lettres les plus usuelles de notre langue, j'ai cherché à en obtenir la lecture, en suivant les préceptes de notre immortel analyste , Edgard Poë !... Eh bien, ce qui lui avait réussi, a échoué !... - Échoué ! s'écria Manoel. - Oui, jeune homme, et j'aurais dû m'apercevoir tout d'abord que le succès, cherché de cette façon, n'était pas possible ! En vérité, un plus fort que moi ne s'y serait pas trompé ! - Mais, pour Dieu ! s'écria Manoel, je voudrais comprendre, et je ne puis... - Prenez le document, reprit le juge Jarriquez, en ne vous attachant qu'à observer la disposition des lettres, et relisez-le tout entier. Manoel obéit. "Ne voyez-vous donc rien dans l'assemblage de certaines lettres qui soit bizarre ? demanda le magistrat. - Je ne vois rien, répondit Manoel, après avoir, pour la centième fois peut-être, parcouru les lignes du document. - Eh bien, bornez-vous à étudier le dernier paragraphe. Là, vous le comprenez, doit être le résumé de la notice tout entière. - Vous n'y voyez rien d'anormal ? - Rien. - Il y a, cependant, un détail qui prouve de la façon la plus absolue que le document est soumis à la loi d'un nombre. - Et c'est ?... demanda Manoel. - C'est, ou plutôt ce sont trois h que nous voyons juxtaposés à deux places différentes !" Ce que disait le juge Jarriquez était vrai et de nature à attirer l'attention. D'une part, les deux cent quatrième, deux cent cinquième et deux cent sixième lettres de l'alinéa, de l'autre, les deux cent cinquante-huitième, deux cent cinquante-neuvième et deux cent soixantième lettres étaient des h placés consécutivement. De là, cette particularité qui n'avait pas d'abord frappé le magistrat. "Et cela prouve ?... demanda Manoel, sans deviner quelle déduction il devait tirer de cet assemblage. - Cela prouve tout simplement, jeune homme, que le document repose sur la loi d'un nombre ! Cela démontre a priori que chaque lettre est modifiée par la vertu des chiffres de ce nombre et suivant la place qu'ils occupent ! - Et pourquoi donc ? - Parce que dans aucune langue il n'y a de mots qui comportent le triplement de la même lettre !" Manoel fut frappé de l'argument, il y réfléchit et, en somme, n'y trouva rien à répondre. "Et si j'avais fait plus tôt cette observation, reprit le magistrat, je me serais épargné bien du mal, et un commencement de migraine qui me tient depuis le sinciput jusqu'à l'occiput ! - Mais enfin, monsieur, demanda Manoel, qui sentait lui échapper le peu d'espoir auquel il avait tenté de se rattacher encore, qu'entendez-vous par un chiffre ? - Disons un nombre ! - Un nombre, si vous le voulez. - Le voici, et un exemple vous le fera comprendre mieux que toute explication !" Le juge Jarriquez s'assit à la table, prit une feuille de papier, un crayon, et dit : "Monsieur Manoel, choisissons une phrase, au hasard, la première venue, celle-ci, par exemple :
"J'écris cette phrase de manière à en espacer les lettres et j'obtiens cette ligne :
Cela fait, le magistrat, - à qui sans
doute cette phrase semblait contenir une de ces propositions qui sont
hors de conteste -, regarda Manoel bien en face, en disant :
"Si, par la valeur des chiffres qui composent le nombre en question, j'arrive à la fin de l'alphabet, sans avoir assez de lettres complémentaires à déduire, je le reprends par le commencement. C'est ce qui se passe pour la dernière lettre de mon nom, ce z, au-dessous duquel est placé le chiffre 3. Or, comme après le z, l'alphabet ne me fournit plus de lettres, je recommence à compter en reprenant par l'a, et dans ce cas :
"Or, jeune homme, examinez bien cette phrase,
n'a-t-elle pas tout à fait l'aspect de celles du document en
question ? Eh bien, qu'en ressort-il ? C'est que la signification
de la lettre étant donnée par le chiffre que le hasard
place au-dessous, la lettre cryptographique qui se rapporte à
la lettre vraie ne peut pas toujours être la même. Ainsi,
dans cette phrase, le premier e est représenté
par un g, mais le deuxième l'est par un h, le troisième
par un g, le quatrième par un i ; un m
correspond au premier j et un n au second ; des deux
r de mon nom, l'un est représenté par un u,
le second par un v ; le t du mot est devient
un x et le t du mot esprit devient un y,
tandis que celui du mot très est un v. Vous voyez
donc bien que si vous ne connaissez pas le nombre 423, vous n'arriverez
jamais à lire ces lignes, et que, par conséquent, puisque
le nombre qui fait la loi du document nous échappe, il restera
indéchiffrable !"
"Or, comment est composée la colonne
des chiffres produits par cette opération très simple ?
Vous le voyez ! des chiffres 423423423, etc., c'est-à-dire
du nombre 423 plusieurs fois répété.
Chapitre XIV : A tout hasard !Il était parfaitement acquis maintenant à l'esprit du digne magistrat que la clef du document était un nombre, composé de deux ou plusieurs chiffres, mais que ce nombre, toute déduction semblait être impuissante à le faire connaître.Ce fut cependant ce qu'entreprit, avec une véritable rage, le juge Jarriquez, et c'est à ce travail surhumain que, pendant cette journée du 28 août, il appliqua toutes ses facultés. Chercher ce nombre au hasard, c'était, il l'avait dit, vouloir se perdre dans des millions de combinaisons, qui auraient absorbé plus que la vie d'un calculateur de premier ordre. Mais, si l'on ne devait aucunement compter sur le hasard, était-il donc impossible de procéder par le raisonnement ? Non, sans doute, et c'est à "raisonner jusqu'à la déraison", que le juge Jarriquez se donna tout entier, après avoir vainement cherché le repos dans quelques heures de sommeil. Qui eût pu pénétrer jusqu'à lui en ce moment, après avoir bravé les défenses formelles qui devaient protéger sa solitude, l'aurait trouvé, comme la veille, dans son cabinet de travail, devant son bureau, ayant sous les yeux le document, dont les milliers de lettres embrouillées lui semblaient voltiger autour de sa tête. "Ah ! s'écriait-il, pourquoi ce misérable qui l'a écrit, quel qu'il soit, n'a-t-il pas séparé les mots de ce paragraphe ! On pourrait... on essayerait... Mais non ! Et cependant, s'il est réellement question dans ce document de cette affaire d'assassinat et de vol, il n'est pas possible que certains mots ne s'y trouvent, des mots tels qu'arrayal, diamants, Tijuco, Dacosta, d'autres, que sais-je ! et en les mettant en face de leurs équivalents cryptologiques, on pourrait arriver à reconstituer le nombre ! Mais rien ! Pas une seule séparation ! Un mot, rien qu'un seul !... Un mot de deux cent soixante-seize lettres !... Ah ! soit-il deux cent soixante-seize fois maudit, le gueux qui a si malencontreusement compliqué son système ! Rien que pour cela, il mériterait deux cent soixante-seize mille fois la potence !" Et un violent coup de poing, porté sur le document, vint accentuer ce peu charitable souhait. "Mais enfin, reprit le magistrat, s'il m'est interdit d'aller chercher un de ces mots dans tout le corps du document, ne puis-je, à tout le moins, essayer de le découvrir soit au commencement soit à la fin de chaque paragraphe ? Peut-être y a-t-il là une chance qu'il ne faut pas négliger ?" Et s'emportant sur cette voie de déduction, le juge Jarriquez essaya successivement si les lettres qui commençaient ou finissaient les divers alinéas du document pouvaient correspondre à celles qui formaient le mot le plus important, celui qui devait nécessairement se trouver quelque part, - le mot Dacosta. Il n'en était rien. En effet, pour ne parler que du dernier alinéa et des sept lettres par lesquelles il débutait, la formule fut :
Or, dès la première lettre, le
juge Jarriquez fut arrêté dans ses calculs, puisque l'écart
entre p et d dans l'ordre alphabétique donnait
non pas un chiffre, mais deux, soit 12, et que, dans ces sortes de cryptogrammes,
une lettre ne peut évidemment être modifiée que
par un seul.
Puis, en remontant dans l'ordre alphabétique d'autant de lettres que comportait la valeur du chiffre, il obtint la série suivante :
ce qui ne signifiait rien ! Et encore lui manquait-il trois lettres
qu'il avait dû remplacer par des points, parce que les chiffres
8, 4 et 4, qui commandaient les trois lettres h, d et
d, ne donnaient pas de lettres correspondantes en remontant la
série alphabétique.
ce qui lui donna :
Même série insignifiante, ne présentant
aucun sens, plusieurs lettres manquant toujours comme dans la formule
précédente, et pour des raisons semblables.
ce qui donna ce résultat aussi peu satisfaisant que les autres :
"Au diable le document et celui qui l'imagina !
s'écria le juge Jarriquez en rejetant le papier, qui s'envola
à l'autre bout de la chambre. Un saint y perdrait la patience
et se ferait damner !"
Chapitre XVIII : Fragoso[...]Ce qui était certain, c'est que cet Ortega appartenait depuis bien des années à la milice ; qu'une étroite camaraderie s'était nouée entre Torrès et lui, qu'on les voyait toujours ensemble, et que Torrès le veillait à son chevet lorsqu'il rendit le dernier soupir. Voilà tout ce que savait à ce sujet le chef de la milice, et il ne pouvait en dire davantage. Fragoso dut donc se contenter de ces insignifiants détails, et il repartit aussitôt. Mais, si le dévoué garçon n'apportait pas la preuve que cet Ortega fût l'auteur du crime de Tijuco, de la démarche qu'il venait de faire il résultait du moins ceci : c'est que Torrès avait dit la vérité, lorsqu'il affirmait qu'un de ses camarades de la milice était mort, et qu'il l'avait assisté à ses derniers moments. Quant à cette hypothèse qu'Ortega lui eût remis le document en question, elle devenait maintenant très admissible. Rien de plus probable aussi que ce document eût rapport à l'attentat, dont Ortega était réellement l'auteur, et qu'il renfermait l'aveu de sa culpabilité, accompagné de circonstances qui ne permettraient pas de la mettre en doute. Ainsi donc, si ce document avait pu être lu, si la clef en avait été trouvée, si le chiffre sur lequel reposait son système avait été connu, nul doute que la vérité se fût enfin fait jour ! Mais ce chiffre, Fragoso ne le savait pas ! Quelques présomptions de plus, la quasi-certitude que l'aventurier n'avait rien inventé, certaines circonstances tendant à prouver que le secret de cette affaire était renfermé dans le document, voilà tout ce que le brave garçon rapportait de sa visite au chef de cette milice à laquelle avait appartenu Torrès. Et pourtant, si peu que ce fût, il avait hâte de tout conter au juge Jarriquez. Il savait qu'il n'y avait pas une heure à perdre, et voilà pourquoi, ce matin-là, vers huit heures, il arrivait, brisé de fatigue, à un demi-mille de Manao. Cette distance qui le séparait encore de la ville, Fragoso la franchit en quelques minutes. Une sorte de pressentiment irrésistible le poussait en avant, et il en était presque arrivé à croire que le salut de Joam Dacosta se trouvait maintenant entre ses mains. Soudain Fragoso s'arrêta, comme si ses pieds eussent irrésistiblement pris racine dans le sol. Il se trouvait à l'entrée de la petite place, sur laquelle s'ouvrait une des portes de la ville. Là, au milieu d'une foule déjà compacte, la dominant d'une vingtaine de pieds, se dressait le poteau du gibet, auquel pendait une corde. Fragoso sentit ses dernières forces l'abandonner. Il tomba. Ses yeux s'étaient involontairement fermés. Il ne voulait pas voir, et ces mots s'échappèrent de ses lèvres "Trop tard ! trop tard !..." Mais, par un effort surhumain, il se releva. Non ! il n'était pas trop tard ! Le corps de Joam Dacosta ne se balançait pas au bout de cette corde ! "Le juge Jarriquez ! le juge Jarriquez !" cria Fragoso. Et, haletant, éperdu, il se jetait vers la porte de la ville, il remontait la principale rue de Manao, et tombait, à demi mort, sur le seuil de la maison du magistrat. La porte était fermée. Fragoso eut encore la force de frapper à cette porte. Un des serviteurs du magistrat vint ouvrir. Son maître ne voulait recevoir personne. Malgré cette défense, Fragoso, repoussa l'homme qui lui défendait l'entrée de la maison, et d'un bond il s'élança jusqu'au cabinet du juge. "Je reviens de la province où Torrès a fait son métier de capitaine des bois ! s'écria-t-il. Monsieur le juge, Torrès a dit vrai !... Suspendez... suspendez l'exécution ! - Vous avez retrouvé cette milice ? Oui ! Et vous me rapportez le chiffre du document ?..." Fragoso ne répondit pas. "Alors, laissez-moi ! laissez-moi !" s'écria le juge Jarriquez, qui, en proie à un véritable accès de rage, saisit le document pour l'anéantir. Fragoso lui prit les mains et l'arrêta. "La vérité est là ! dit-il. - Je le sais, répondit le juge Jarriquez ; mais qu'est-ce qu'une vérité qui ne peut se faire jour ! - Elle apparaîtra !... il le faut !... il le faut ! - Encore une fois, avez-vous le chiffre ?... - Non ! répondit Fragoso, mais, je vous le répète, Torrès n'a pas menti !... Un de ses compagnons avec lequel il était étroitement lié est mort, il y a quelques mois, et il n'est pas douteux que cet homme lui ait remis le document qu'il venait vendre à Joam Dacosta ! - Non ! répondit le juge Jarriquez, non !... cela n'est pas douteux... pour nous, mais cela n'a pas paru certain pour ceux qui disposent de la vie du condamné !... Laissez-moi !" Fragoso, repoussé, ne voulait pas quitter la place. À son tour, il se traînait aux pieds du magistrat. "Joam Dacosta est innocent ! s'écria-t-il. Vous ne pouvez le laisser mourir ! Ce n'est pas lui qui a commis le crime de Tijuco ! C'est le compagnon de Torrès, l'auteur du document ! C'est Ortega !..." À ce nom, le juge Jarriquez bondit. Puis, lorsqu'une sorte de calme eut succédé dans son esprit à la tempête qui s'y déchaînait, il retira le document de sa main crispée, il l'étendit sur sa table, il s'assit, et passant la main sur ses yeux : "Ce nom !... dit-il... Ortega !... Essayons !" Et le voilà, procédant avec ce nouveau nom, rapporté par Fragoso, comme il avait déjà fait avec les autres noms propres vainement essayés par lui. Après l'avoir disposé au-dessus des six premières lettres du paragraphe, il obtint la formule suivante :
"Rien ! dit-il, cela ne donne rien !"
Le nombre, ainsi composé, était
432513.
Puis, reconstituant les lettres vraies en remontant
dans l'ordre alphabétique, il lut : |
Allez sur la page du chiffre de Gronsfeld pour décrypter complètement le message.
Si vous n'avez pas envie, lisez encore le chapitre 19 de la Jangada pour connaître le dénouement.
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