L'esprit humain n'est pas particulièrement doué pour les probabilités ou les estimations. C'est ce qu'expliquait Daniel Gilbert, professeur de psychologie à Harvard, lors d'une conférence donnée au festival SxSW (South By Southwest) en mars 2006. Le titre de la présentation pourrait se traduire par "Comment faire le meilleur choix en toute circonstance?".

Comme promis, Daniel Gilbert a expliqué comment faire le meilleur choix possible, mais ce n'était pas le but de la manœuvre, sans quoi la conférence se serait terminée après deux minutes. En fait c'est très simple, pour faire le meilleur choix, il faut calculer l'espérance de gain, c'est à dire les chances de gagner quelque chose multiplié par la valeur de cette chose.
Par exemple, si on vous propose un jeu ou vous avez une chance sur dix de gagner 20 euros, et que la participation coûte un euro, devriez-vous participer? Et bien l'espérance de gain est de 20 euros X 10%, 2 euros! C'est plus que ce qu'on vous demande, vous devriez donc sauter sur l'occasion.
Facile, n'est ce pas? Et bien non! Car l'esprit humain a tendance à nous induire en erreur. Il n'y a cependant que deux types d'erreurs possibles, puisque l'équation ne comporte que deux paramètres. Vous pouvez soit mal estimer la probabilité de gain, ou mal estimer sa valeur.

La probabilité de gain

Le problème majeur dans l'estimation des probabilités de gains est que nous avons tendance à croire que ce qui nous vient le plus rapidement à l'esprit est forcément la chose la plus probable. Or, ce qui nous vient rapidement à l'esprit est ce qui a le mieux été mémorisé, soit parce que ça arrive souvent, soit parce que c'est lié à une émotion ou à une frustration marquante. Mais cela ne vaut pas dire que ce soit réellement plus probable.
Par exemple, combien de fois n'avons nous pas choisi la mauvaise file dans le supermarché? C'est presque systématique, à croire qu'on a du faire quelque chose de grave dans une vie antérieure pour mériter cela! Mais statistiquement, pour chacun d'entre nous qui pense prendre très souvent la file la plus lente, il devrait y avoir une personne qui se dit "Hey, à chaque fois que je fais les courses je me retrouve dans la file la plus rapide!".
Pourtant ce n'est pas le cas, en fait la majorité d'entre nous se considère malchanceux sur ce point. Pourquoi? Parce que notre cerveau ne prend pas la peine d'enregistrer les fois ou ça se passe bien. Ce sont les cas les plus frustrants qui se remémorent le mieux.
Cela nous mène à faire de très mauvaises estimations. Intuitivement, la plupart des gens pensent qu'il y a plus de morts à cause du terrorisme qu'à cause de l'asthme ou des piscines privées. Et cela se retrouve dans les programmes gouvernementaux, qui investissent des millions dans la lutte contre le terrorisme, mais réservent un budget très modeste à la prévention des noyades. Combien de morts à cause du terrorisme chaque année en France? Entre 0 et 5? Combien de noyades dans des piscines familiales? De 50 à 80! Mais le terrorisme on en entend parler tous les jours, tandis que les noyades ne font la une qu'une fois ou deux dans l'année.
Dans un même ordre d'idée, les statisticiens considèrent souvent le loto comme une taxe à la stupidité. Pourquoi? Parce que l'espérance de gain est inférieure au prix! Vous êtes donc presque certain d'être perdant. Mais dans les médias, nous voyons constamment des gagnants. Jamais d'entrevue des millions de perdants qui jouent chaque semaine. Et heureusement, car selon le calcul de Gilbert, si chaque joueur était interviewé pendant 30 secondes, vous devriez regarder 10 ans d'entrevues 24h/24h avant de voir un gagnant. Et pourtant, nous jouons!
Un autre aspect des probabilités est l'évaluation de nos chances de réussite dans un projet. Nous planifions toujours de réussir, ce qui pousse notre cerveau à sous-estimer la probabilité d'échec. Cela est particulièrement apparent dans l'estimation des délais, on sait qu'en cas de problème on va prendre plus de temps, mais on part toujours du principe qu'il y aura peu ou pas de problème. D'ou de fréquents dépassements de délais et de coûts.

L'évaluation du gain

Mais comme nous l'avons vu, il y a une autre source d'erreur, celle de l'évaluation du gain obtenu. Nous avons évolué de manière à distinguer non pas les stimuli, mais les changements de stimuli. Autrement dit, lorsqu'on entend toute la journée le bruit d'un ordinateur, on fini par ne plus s'en apercevoir. Même chose pour les odeurs, on ne sent jamais la nôtre, seulement celles des autres. En fait, même nos yeux sont obligé de faire constamment de petits mouvements pour nous permettre de distinguer une image fixe. Nous ne percevons que ce qui change.
Identiquement, nos évaluations ne se basent pas sur la valeur réelle d'un objet, ou sur ce que nous pourrions faire d'autre avec le même investissement, mais sur la comparaison avec la valeur antérieure de l’objet ou celle d’un autre objet comparable.
Les agents immobiliers l'ont bien compris, ils vous emmènent toujours voir le meilleur appartement en dernier. De cette manière, il apparait bien plus intéressant par contraste avec l'appartement minable que vous avez visité juste avant. Les publicitaires se servent aussi abondamment de ces erreurs de jugement. Une vente aura beaucoup plus de succès si l'article vendu passe de 120 euros à 60, que si son prix avait toujours été de 60 euros.
Certains vendeurs vont jusqu'à garnir leurs tablettes d'articles hors de prix qui ne seront jamais achetés, pour fausser notre comparaison. Car nous avons souvent tendance à acheter l'article milieu de gamme, pas le moins cher qui serait de trop mauvaise qualité, pas le plus cher, mais un compromis entre les deux. En ajoutant un pseudo-article plus cher, on nous pousse à augmenter notre limite supérieure de comparaison et à nous donner envie de payer plus pour obtenir la même chose.
Nous avons également tendance à évaluer nos gains en fonction du contexte. Si au moment d'acheter on propose d'économiser 100 euros sur le prix d'une chaine hifi, en allant dans un magasin à l'autre bout de la ville, la plupart des gens seront intéressés. Si on propose 100 euros sur le prix d'une voiture, dans les mêmes conditions, la plupart des gens ignoreront l'offre, car elle est trop faible par rapport au prix du véhicule. Pourtant dans les deux cas, le gain est le même, mais le contexte différent nous pousse à agir d'une autre façon.

Conclusion

Toutes ces erreurs ne signifient pas que nous sommes idiots, ou que notre cerveau est primitif. En fait, nous avons évolué durant des centaines de milliers d'années en ayant toujours à faire des choix à court terme sur des options peu nombreuses et facilement comparables. Vais-je manger ces fruits verts ou ces baies rouges? Vais-je m'accoupler avec cette femelle ou cette autre? Nous vivons à présent dans un monde complètement différent, avec de nombreux choix complexes à faire en tout temps. Notre cerveau n'est tout simplement pas adapté à cela.
Dans la plupart des cas, ce n'est pas bien grave. Là ou cela devient dangereux, c'est quand des choix de société sont basés sur ces estimations instinctives. Bien qu'on ne soit jamais à l'abri de l'erreur, le meilleur moyen d'éviter ce type de raisonnement irrationnel est de baser les grandes décisions sur des faits scientifiques prouvés.
Car si contrairement aux autres espèces nous n'avons plus de prédateurs, et que nous pouvons planifier nos actions afin d'éviter les problèmes, il reste cependant un grand danger pour notre survie: celui de sous-estimer nos échecs futurs, ou de surestimer nos réussites.

Source : Sur la Toile